7- " Pourquoi étaient-ils tous si excités à l'idée d'entrer en guerre ? "
« Pourquoi étaient-ils tous si excités à l'idée d'entrer en guerre ?
Je n'arrivais pas à comprendre. »
Yerón, Pwynys pacifique.
Hermeline plaqua sur la table le message qu'un pigeon voyageur venait d'amener. Elle pianota avec agacement sur les belles lettres soigneusement calligraphiées.
– Ludo Hammerstein nous informe que le prince Isfarak a entrepris de rallier les nobles à sa cause, expliqua-t-elle au capitaine Feuerbach assis en face d'elle. Il leur promet de nombreux avantages, dont la protection contre les Ravageurs.
La nouvelle le laissa incrédule.
– Quel orgueil ! s'exclama-t-il. Se croient-ils donc assez forts et aguerris pour se substituer à nos porteurs d'Armes de Loyauté ? J'ai hâte de voir leurs lames inutiles rebondir sur les écailles de ces monstres.
La princesse Hermeline fit une moue préoccupée.
– D'après le message, ils sont déjà venus à bout d'un Ravageur. J'ai peine à le croire, mais le seigneur Hammerstein est une source fiable.
Les deux Rivenz restèrent un instant silencieux, refusant d'accepter que les armes dont ils étaient si fiers pussent être remplacées. Johann finit par passer une main sur son visage fatigué.
– Soit, dit-il, voyons le bon côté des choses. Les Sulnites ont enfin compris que la menace était réelle et qu'il ne s'agit pas de simples contes pour effrayer les enfants. Le pays n'en sera que plus sûr pour la population. Toutefois, ça n'arrange pas du tout nos affaires.
Hermeline croisa les bras.
– Je préférais quand nous pouvions nous afficher comme les seuls protecteurs du peuple contre les Ravageurs, grommela-t-elle. Cela nous donnait un véritable poids. Maintenant je saisis mieux les réticences de certains des seigneurs que j'ai contactés. Nos propositions ont perdu de leur intérêt. La baronne Walderling m'avait mise en garde dans son dernier message.
Johann se leva brusquement et entreprit de tourner en rond dans l'espace réduit de sa tente.
– Les Sulnites sont en train de nous couper l'herbe sous les pieds, déclara-t-il, les bras croisés dans le dos. Si nous ne nous décidons pas très vite à passer à l'action, nous n'aurons plus personne de notre côté.
Le menton enfoui dans sa main, Hermeline réfléchissait.
– Je pourrai diriger une troupe d'élite qui sillonnerait le pays pour abattre systématiquement les Ravageurs, raisonna-t-elle posément. Cela nous donnerait le prestige et la légitimité dont nous avons besoin aux yeux du peuple.
Johann arrêta son manège et baissa un regard sévère sur la princesse. L'idée ne l'enchantait pas, à plus d'un titre.
– En admettant que je ferme les yeux sur les risques que cela vous ferait courir, je ne pense pas que le jeu en vaille la chandelle. Nous perdrions un temps précieux que les Sulnites mettraient à profit pour étendre leur influence.
Hermeline hocha songeusement la tête.
– Pourtant, nous devons réaliser un coup d'éclat, insista-t-elle. Quel devrait-il être d'après vous ?
Johann se rassit et joignit les mains sur la table.
– Nous pourrions cibler l'une des villes nouvelles qu'ils construisent pour les colons et détruire toutes leurs installations. Ils comprendraient qu'ils ne peuvent pas s'établir chez nous impunément.
– J'aime le principe de cette idée, affirma Hermeline avec un sourire mauvais. Cependant, les Sulnites ont invité tous les Rivenz désirant prendre un nouveau départ à participer à l'édification des colonies. Je crains qu'une telle opération ne mette en danger trop de vies rivenz.
Johann secoua gravement la tête. La princesse héritière était encore pétrie de l'idéalisme de la jeunesse. Malheureusement, son rôle à lui était de la ramener à la réalité, il n'avait pas le choix.
– Votre Altesse, avec tout le respect que je vous dois, vous devez être consciente que nous ne pourrons pas gagner cette guerre sans victimes. Dans ce cas-là, il ne s'agirait que de quelques paysans sans terre ou bandits repentis traîtres à leur patrie. Nous ne pouvons pas laisser ce détail nous arrêter.
À ses paroles qui ne lui plaisaient guère, Hermeline fit la moue. Elle n'eut pas le loisir de rétorquer. Une ombre se découpa sur la toile de la tente.
– Votre Altesse ! Capitaine ! La capitaine Drabenaugen et ses amis sont de retour ! appela une voix pressante.
Les deux interpellés échangèrent un regard ravi et se levèrent d'un bond pour se ruer à l'extérieur de la tente. Johann passa une main preste dans ses cheveux pour les aplatir en arrière. Ils traversèrent l'esplanade en courant, rejoints par quelques résistants désœuvrés qui avaient entendu les appels. Le temps d'atteindre l'arène, et Eliz débouchait du labyrinthe de pics, suivie dans l'ordre, par Yerón, Saï, Razilda et Kaolan. Ils étaient au complet. C'était déjà une raison suffisante pour se réjouir.
Saï démonta joyeusement et alla étreindre Hermeline, malgré le regard réprobateur du capitaine Johann qui appréciait peu ces démonstrations de familiarités. Cependant, les jeunes filles n'avaient cure de son avis. Il faudrait bien qu'il l'acceptât, tout comme Eliz l'avait fait. Après avoir passé tant de temps ensemble sur les routes, ces quelques jours l'une sans l'autre leur avaient paru bien longs.
– Alors ? demanda Hermeline avec impatience. Avez-vous trouvé le complexe ?
Tandis qu'Eliz s'approchait, Saï hocha vigoureusement la tête.
– Oh que oui, on l'a trouvé ! s'écria-t-elle. Il est magnifique ! Et toutes ces armes entreposées, c'était si impressionnant ! On a même dû se battre contre un Ravageur !
– Et si vous nous racontiez tout ça dans l'ordre ? proposa le capitaine Johann, anticipant le déluge anarchique d'informations qui risquait de s'ensuivre.
Sa tente était bien trop exiguë pour abriter toute cette troupe et il n'avait aucun désir que le compte-rendu de la mission servît d'animation à la moitié du camp. Aussi fit-il circuler les badauds avant de conduire tout le monde vers la vieille tour de guet qui surplombait l'arène.
Là, Eliz entreprit de relater en détail leur aventure des jours précédents. Hermeline et Johann accueillirent avec aigreur le récit de la rencontre des deux pêcheurs qui confirmait ce qu'ils savaient déjà. Ils écoutèrent la découverte de la majestueuse porte sculptée avec l'émerveillement de deux enfants auxquels on raconte une histoire avant d'aller dormir. Lorsque enfin, Yerón enchaîna avec les informations données par Améthyste, Hermeline parut déçue.
– Vous n'avez rien appris de plus pour aider Kaolan, conclut-elle avec amertume. Cette expédition aura été inutile.
– Ce n'est pas tout à fait exact, protesta Razilda.
D'un coup de coude, Eliz l'empêcha de continuer. Certaines révélations devaient être amenées un peu mieux que ça. Saï s'empressa d'amorcer le sujet que tous évitaient soigneusement.
– Hermie, tu aurais vu ces pauvres armes, toutes tristes de ne plus servir, à moitié perdues dans leurs souvenirs, se désola-t-elle. Ça t'aurait brisé le cœur à toi aussi.
– Vraiment ? s'inquiéta la princesse. Vous ont-elles dit qu'elles accepteraient de changer de porteurs ?
– Pour certaines, absolument, répondit promptement Eliz. C'est un tel gaspillage de conserver toutes ces armes inactives. Pourquoi continuer à en forger alors que nous avons tant de volontaires pour reprendre le service ?
– Vous ne devez pas nous empêcher de réaliser le destin pour lequel nous avons été créées ! renchérit Griffe. Je ne veux pas finir comme ça, moi, à radoter sur mes exploits passés, enfermée à six pieds sous terre.
Hermeline était troublée par ces révélations.
– Je vais devoir y réfléchir, dit-elle enfin. Il existe sûrement une meilleure manière de procéder.
Elle leva la main pour interrompre Johann qui ouvrait la bouche.
– Oui, Capitaine, je sais que ce n'est pas une priorité pour l'instant. Le sujet mérite pourtant de revenir sur la table assez rapidement lorsque nous nous serons débarrassés des Sulnites. Autre chose ?
Des regards tendus circulèrent entre les compagnons, bien décidés à ne pas changer de sujet.
– Améthyste ne voulait pas retourner à la solitude, commença Yerón avec hésitation. Elle s'est mise dans tous ses états dès que nous nous sommes éloignés.
Un nuage de tristesse passa sur le front de la princesse.
– La pauvre, soupira-t-elle. Cet isolement forcé est une solution indigne. Ce sont les protectrices du royaume, et voilà comment nous les remercions ! Sans compter leur mémoire dont nous nous privons !
– C'est tout à fait vrai, appuya Eliz. J'imagine que laisser une arme choisir un nouveau porteur parmi des individus méritants ne poserait pas vraiment de problème.
– Bon sang, Eliz ! intervint Johann avec agacement, en ce moment, nous avons bien d'autres sujets de préoccupations que le sort des Armes de Loyauté.
– Eh bien, puisqu'on en parle, j'avoue que le sujet me préoccupe aussi, intervint alors son arme, la discrète Étincelle.
– Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi !
Hermeline méprisa l'interruption, plongée dans ses pensées.
– Vous avez raison, Capitaine, dit-elle. Malheureusement, la tradition remonte à si longtemps que nous ignorons dans quelle mesure elle est justifiée. Même si les armes sont d'accord, il n'est peut-être pas possible de leur attribuer un nouveau porteur. Il faudrait réaliser des tests.
Saï ne rata pas l'opportunité.
– Donc tu serais plutôt satisfaite si on avait déjà testé, non ? s'enquit-elle avec un grand sourire.
Hermeline fronça les sourcils, soudain alarmée.
– Comment ça ? s'inquiéta-t-elle. Qu'est-ce que vous avez fabriqué ? Je vous avais pourtant demandé de ne toucher à rien.
Eliz s'agita nerveusement sur son tabouret. Ils avaient suffisamment tergiversé, il fallait passer aux aveux.
– Améthyste a senti un peu de Bastian Hammerstein en Razilda, commença-t-elle.
Lasse des balbutiements et des regards en coulisse, la Jultèque se leva alors. Les actes valant souvent mieux que les longs discours, elle dégaina Améthyste et la posa sur la table.
– Voici Améthyste, annonça-t-elle. Elle m'a acceptée comme porteuse et nous sommes désormais liées par le sang.
Sous le choc, Hermeline et Johann restèrent muets. Leurs yeux décrivaient des aller-retour entre le visage mortellement sérieux de Razilda et la rapière devant eux.
– Comment avez-vous pu... balbutia finalement Hermeline en se tournant vers Eliz.
La physionomie butée de la capitaine parlait d'elle-même. Le choix n'avait pas dû être simple et il aurait été vain de le lui reprocher maintenant.
– Tu vois, c'est possible ! lança Saï pour briser la tension ambiante. Ton règne sera celui de toutes les innovations !
Comme pour enfoncer davantage le clou, la voix d'Améthyste s'éleva.
– Je suis infiniment reconnaissante à vos amis de m'avoir sortie de la sombre cave dans laquelle j'étais captive, dit-elle pompeusement. J'ai grande hâte de me remettre au service de la dynastie Soltanhart et de vous prouver que nous pouvons encore être utiles, même après la disparition de notre premier porteur.
– Ah, euh, très bien... bredouilla Hermeline, stupéfaite. Je suis honorée de te rencontrer, Améthyste, et je te promets de faire le nécessaire pour que tu ne sois que la première d'une longue liste à reprendre du service de cette façon. Qu'en penses-tu, Soleil Triomphant ?
Avec un petit temps de décalage, comme souvent lorsqu'on lui adressait la parole, l'épée répondit lentement :
– C'est inhabituel et peu conforme à la tradition. Mais ce qui a été fait ne peut être défait. Qu'Améthyste garde sa porteuse. Cependant, je souhaiterais me rendre compte en personne de l'état de ce complexe et des armes qui y vivent avant de me prononcer sur le bien-fondé de reproduire l'expérience.
Hermeline acquiesça gravement. Elle avait été élevée dans le respect des Armes de Loyauté, ignorer leur parole lui était impossible. Elle regarda Razilda droit dans les yeux et se redressa de toute sa taille pour retrouver un tant soit peu de majesté.
– Dans tous les cas, il est évident que vous battre à mes côtés pour m'aider à remonter sur le trône est suffisant pour mériter une Arme de Loyauté. Que je vous aurais, bien sûr, accordée dès la guerre finie. Disons qu'il s'agit d'une avance pour que vous remplissiez cette tâche au mieux.
Une main sur la poitrine, Razilda s'inclina respectueusement.
– Je vous remercie, Altesse, c'est un honneur, dit-elle avec un sourire amusé.
Johann, qui avait préféré attendre la réaction d'Hermeline avant de se permettre d'intervenir, se leva à son tour.
– Ma chère Razilda, je suis très heureux de votre acquisition, dit-il joyeusement. Maintenant, vous êtes réellement des nôtres. Avec cette arme en main, vous n'en serez que plus redoutable. Me laisserez-vous l'admirer ?
Razilda s'interrompit alors qu'elle allait rengainer Améthyste. Elle posa la lame sur son avant-bras pour permettre au capitaine Johann de la contempler. Il s'approcha sans se faire prier. Ses yeux suivirent les reflets de la lame nimbée d'une pâle lueur et les entrelacs compliqués de la coquille, avant de remonter vers le visage de Razilda.
– Magnifique, murmura-t-il, comme subjugué.
De l'autre côté de la table, Saï considérait d'un œil mauvais l'espace qui s'amenuisait entre Razilda et le capitaine. Les tentatives répétées de rapprochement auxquelles elle avait assisté ne lui plaisaient pas du tout. Elle en voulait terriblement au capitaine de ne pas s'intéresser davantage à Eliz et ne craignait qu'une chose : qu'il fît régresser l'entente des deux femmes au stade de leur arrivée à Riven'th. Elle frappa brutalement sur la table, faisant sursauter tout le monde.
– Et vous ? interrogea-t-elle avec un enthousiasme forcé, qu'avez-vous fait pendant notre absence ?
Devant les regards stupéfaits qui accueillirent son brusque éclat, elle tenta de se justifier :
– Ben quoi ? Nous aussi, on voudrait être au courant !
Le capitaine Johann se racla la gorge et reprit sa place à la table.
– Tu as tout à fait raison, dit-il. Il y a plusieurs points que nous devons porter à votre attention.
Satisfaite de la réussite de sa diversion, Saï se rassit à son tour, un sourire de triomphe aux lèvres. Elle jeta à Eliz un regard qu'elle voulait entendu et qui signifiait clairement « Ne t'inquiète pas, laisse-moi faire. ». Eliz fronça les sourcils à cette mimique qu'elle jugea incompréhensible.
Johann exposa donc les nouvelles qu'ils avaient reçues de leurs alliés en leur absence et l'embarras qu'ils rencontraient à choisir la meilleure cible. Hermeline ponctuait ses paroles de graves hochements de tête.
– Tout de même, finit par dire Eliz, les bras croisés, attaquer les colonies est vraiment très tentant.
– Ne vous y mettez pas vous aussi, s'agaça Hermeline. Je ne veux pas que le peuple considère que je suis revenue au pouvoir en lui marchant dessus. Trouvez-moi un acte héroïque qui en impose et qui m'évite le sacrifice de mes troupes.
Johann soupira en se frottant le front, comme face à une enfant capricieuse.
– Altesse, vous demandez l'impossible ! se plaignit-il.
Tous n'étaient toutefois pas aussi persuadés que lui de l'impossibilité de la tâche. Razilda eut un petit sourire et leva la main.
– Si vous souhaitez éviter d'engager vos forces dans une bataille sanglante, il y a un moyen, intervint-elle. Vous devez capturer le prince Isfarak.
La suggestion était audacieuse et tous les yeux se braquèrent sur elle. Un silence pesant s'installa alors que l'idée se frayait un chemin dans l'esprit de chacun.
– Est-ce que vous vous proposeriez pour une telle opération ? demanda alors Johann, inquisiteur.
Razilda hocha la tête avec un rictus menaçant.
– Pas seule, évidemment, mais oui, sans aucune hésitation. Je le ferai d'autant plus volontiers que j'ai quelques comptes à régler avec lui. Sans parler du fait que nous connaissons le chemin pour rentrer discrètement dans le palais royal.
Elle ajouta ses derniers mots avec un regard insistant à l'adresse d'Eliz. Celle-ci acquiesça avec un sourire et se frotta machinalement la joue, plus émue qu'elle n'oserait l'avouer de voir son amie envisager aussi naturellement de ne pas agir seule.
– Il faudrait monter une petite unité d'élite, assez polyvalente pour parer à toute éventualité, et connaissant bien le palais et la ville, expliqua Razilda.
– Je crois que nous en avons déjà un noyau solide ! affirma Eliz avec fierté en regardant tous ses compagnons à tour de rôle.
Le capitaine Johann réfléchissait, ses yeux noisette brillant soudain d'excitation.
– Avec les troupes dont nous disposons, il serait tout à fait envisageable de créer une diversion, voire plusieurs, pour attirer l'armée sulnite hors des murs de Riven, dit-il en déplaçant ses mains sur la table pour illustrer son propos. Cela permettrait de limiter les risques pour l'équipe d'infiltration.
– Et là, faire croire que l'on souhaite attaquer les colonies devient une bonne idée ! ajouta Hermeline avec fougue. Ce sont des cibles parfaitement crédibles.
Songeant qu'elle avait suffisamment laissé parler les spécialistes, Saï qui craignait d'être oubliée, finit par intervenir.
– Je vous préviens, je préfère faire partie de la troupe qui s'introduit dans Riven, annonça-t-elle. En plus, avec Tempête, ce sera facile.
– Ne t'inquiète pas, lui lança Hermeline, j'ai des projets pour toi ! Tempête et toi allez nous être très utiles.
Le visage de Saï s'illumina d'une joie intense. Jamais elle n'aurait cru entendre ces mots un jour.
– C'est vrai ? Qu'est-ce que tu as prévu pour moi ? la pressa-t-elle en sautillant sur son tabouret.
– Rien de dangereux, j'espère ! coupa sévèrement Eliz qui se méfiait de l'enthousiasme inconscient des deux jeunes filles.
– Mais non, Capitaine, s'impatienta Hermeline. Un peu de reconnaissance aérienne, de la coordination, rien de plus. Saï, tu vas devoir apprendre par cœur la carte de Riven'th !
Tandis qu'un plan hardi prenait naissance dans la tour de guet branlante, Yerón se vit soudain perdre pied avec la discussion. Ses compagnons parlaient, pourtant il ne les entendait plus qu'à travers un épais brouillard. Il s'interrogea sur la validité de sa présence ici. Cette guerre ne le concernait pas. Pourtant il savait que ses amis comptaient tacitement sur ses pouvoirs, sans même lui demander son avis. Des questions angoissantes se mirent à tourner dans son esprit : qu'allaient-ils décider à sa place ? Envisageaient-ils de le poster en première ligne ? Devrait-il utiliser ses pouvoirs pour tuer des Sulnites à la pelle ? À l'évocation de cette image, il sentit la nausée tordre son estomac.
En face de lui, Kaolan semblait tout aussi détaché du débat que lui. À son habitude, il n'avait pas dit un seul mot depuis leur arrivée et se contentait de suivre de ses yeux dorés ceux qui prenaient la parole. Son visage ne reflétait rien, ni enthousiasme, ni réprobation. Il était comme lui. À l'inverse de Saï, tous les deux ne désiraient rien prouver à quiconque. Leurs aspirations étaient ailleurs et l'occupation de Riven'th par les Sulnites n'était qu'un obstacle. Déconcerté, il regardait l'expression euphorique de son amie. Ne comprenait-elle pas la réalité de la guerre ? Ne voyait-elle pas que les Rivenz ne demandaient pas mieux que d'utiliser leurs pouvoirs pour leur bénéfice, sans rien offrir en retour, sinon le danger des combats ?
Tout en étant persuadé de la justesse de son raisonnement, il se sentit aussitôt honteux de l'avoir formulé. Sans l'aide d'Eliz, et dans une moindre mesure, d'Hermeline, jamais il n'aurait autant progressé dans ses recherches. Jamais il aurait eu la chance de pénétrer dans la Grande Bibliothèque ni celle de recueillir le témoignage d'Améthyste. Il n'avait pas le droit d'être aussi amer, aussi ingrat envers ses amis. Il leur devait son assistance, comme il l'avait promis à Eliz lorsqu'ils s'étaient rencontrés à Jultéca. Pressant sa main contre ses yeux, il laissa échapper un faible soupir. Il avait hâte que cette réunion se termine. Il avait besoin de s'isoler pour réfléchir sereinement.
Enfin, le capitaine Johann se leva.
– Nous avons bien avancé, déclara-t-il avec satisfaction. Eliz, je compte sur toi pour commencer à sélectionner ceux que tu voudras dans l'équipe d'infiltration. Ne choisis que des personnes en lesquelles tu as toute confiance. Cette partie du plan doit rester secrète. À part les concernés, tous doivent croire que notre unique but est d'attaquer les colonies. Je me charge de prévenir nos alliés.
Sur ces mots, le petit groupe se sépara. Yerón ne s'éloigna pas pour autant. Il attendit que Kaolan sortît de la tour pour lui faire signe discrètement puis il l'entraîna à l'écart, en hauteur dans les gradins. Le jeune homme-félin le regardait avec curiosité, attendant en silence qu'il prît la parole.
– Que penses-tu de tout ça ? finit par demander Yerón.
Kaolan eut l'air surpris qu'ils aient besoin de s'isoler pour en parler.
– S'infiltrer dans la capitale pour capturer le prince, c'est une bonne idée, affirma-t-il. Ça évitera de nombreuses pertes, je l'espère.
– Alors c'est tout ce que ça t'inspire ? insista le Pwynys. Tu pars en guerre sans hésiter ? N'as-tu pas une autre quête plus importante à résoudre ?
Le front de Kaolan s'assombrit et il lissa machinalement sa moustache.
– Eh bien, avant de mourir pour mon peuple, je pensais aider nos amis une dernière fois. Pour les remercier de ce qu'ils ont fait pour nous.
Yerón grimaça avec gêne. Il aurait dû faire preuve de davantage de tact, sachant comment Kaolan envisageait le dénouement de sa mission.
– Imagine que l'issue ne soit pas celle que tu crois, reprit-il. N'as-tu jamais songé à partir seul et laisser derrière toi tous ces problèmes qui ne te concernent pas ?
Kaolan sourit.
– J'y ai souvent pensé, au début, dit-il les yeux perdus dans ses souvenirs. Quand rien de tout ça n'avait un sens. Ce n'est plus le cas désormais. Nous savons en quoi nous sommes liés et ce que nous pouvons accomplir ensemble.
Soudain inquiet, il fronça les sourcils devant l'expression embarrassée de son ami.
– Pourquoi tu me demandes ça ? l'interrogea-t-il d'un ton soupçonneux. C'est ce que tu comptes faire, partir seul ?
Yerón baissa nerveusement le nez vers ses pieds.
– Pas forcément, je me posais juste la question, avoua-t-il. J'ai... j'ai peur de cette guerre que tout le monde a l'air si excité de préparer.
– Si je comprends bien, tu as peur d'aider Eliz, entouré de nous tous, mais pas de partir seul dans un endroit inconnu dans lequel tu as toutes les chances de mourir ou de devenir fou ?
Remué par ses paroles inattendues, Yerón rit nerveusement.
– Oui, c'est sûr que dit comme ça, ça n'a pas beaucoup de sens. J'imaginais qu'on aurait au moins pu partir tous les deux...
Kaolan secoua la tête avec réprobation.
– Tu fais ce que tu veux. Personne ne te retient contre ton gré. Mais rester aider tout le monde, je pense que c'est la moindre des choses.
Et, sans attendre de réponse, il s'éloigna, laissant Yerón planté là avec son dilemme.
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